Samuel Beckett
Digital Manuscript Project
Fin de partie / Endgame

MS-UoR-2932

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Coups de gong. Rideau. Gong toujours. Espace souterrain. Clarté grise. A droite l'Englouti, englouti jusqu'à mi-corps et s'enfonçant toujours. A côté de lui, debout, le contemplant, l'Anonyme. Une longue corde, passée autour de leur cou, les relie l'un à l'autre. A gauche, leur tournant le dos, Camier, jambes pliées, mains sur le genoux, se penche sur un trou. Tous les trois vêtus, comme tous les autres personnages, d'une longue chemise de nuit blanchâtre balayant le sol. Médaille au cou. Gong toujours, pendant que l'Englouti, s'enfonce.

An.

(comptant les coups de gong). Dix. (Cinq coups de gong.) Quinze. (Quatre coups de gong. L'Englouti disparaît. Le gong se tait.) Dix-neuf. C'est normal. (Il se penche sur le trou creusé par l'Englouti, dans l'attitude de Camier courbé sur l'autre.[]o) Dix-neuf. C'est normal. Il n'était pas grand et - il n'était pas petit. Dix-neuf, c'est nor mal. (Plus fort.) C'est normal. (A pleine voix.) C'est normal.

Excitation de Camier. Geste acsendants des bras. Il tâte du pied dans le trou comme dans l'eau encore trop chaude d'un bain. L'An. []se redresse,[] va vers lui. La corde se tend, mais elle reste assez longue pour qu'il puisse arriver jusqu'au bord du trou. Il se penche dessus. Gestes accélérés, petits cris, de Camier. L'An. se relève. redresse.

D'une part ça se creuse, de l'autre ça se comble. (Il fait marcher ses bras comme des pistons, l'un plongeant, l'autre remontant, d'un mouvement de plus en plus rapide et qui peu à peu gagne tout son corps.) Giù - su - giù - su (de plus en plus vite) giù - su - giù - su - giù - su - giù - su - (Il trébuche, tombe, se relève aussitôt.) Giù. C'est justice. (La corde se tend. Il recule. Plus fort.) Justice. (La corde se tend. Il recule. A pleine voix.) Justice. (La corde se tend, l'entraînant vers le trou creusé par l'AEnglouti. Il saisit du noeud, essaie de le passer par-dessus sat tête, n'y arrive pas, s'arc-boute contre la corde qui l'entraîne de plus en plus près du trou, tombe à genoux, dégage sa tête au dernier moment. Le bord de la corde disparaît dans le trou. Il se relève.) Parfaitement.

Camier pousse un cri retentissant, tâte du pied, de la main, tourne autour du trou comblé, s'y risque une seconde, encore de plus en plus longuement, s'y installe, s'immobilise dans une pose qu'il gardera jusqu'à la fin.

Et pourtant - nous voilà - nous voilà - un de moins -

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plus que deux - qui étions trois - un de moins. (Il se prend la tête entre les mains.) Hurlant.) Plus que deux!

Fond, centre, une échelle de corde descend des cintres jusqu'au sol. Le 1er Envoyé descend, de dos à la scène, une corde roulée à la main. Il se retourne, en cligno-tant les yeux, comme ébloui. L'échelle remonte.

En.

Boucicault? (Silence. Il avance, hésite, regarde Camier et l'Anonyme tour à tour. Celui-ci lâche sa tête, se penche sur le trou. Camier commence son murmureinaudible: Lèvres qui remuent. L'Anonyme se relève dresse,[], écoute, va vers Camier, écoute, retourne se pen cher sur le trou. Plus fort.d(Boucicault? fort.) Bouci cault?

An.

(se relevant dressant). Un trou noir.

En.

(allant à l'Anonyme). Boucicault?

An.

Légèrement infundibulibuliforme.

En.

(allant à Camier). Boucicault?

Murmure de Camier.

An.

Apparemment.

En.

(retournant à l'Anonyme). Permettez. (Il entreprend d'inspecter la médaille de l'Anonyme. Celui-ci se penche à nouveau brusquement et profondément vers le trou. L'Envoyé recule, trébuche sur le trou, tombe, entraînant l'Anonyme. Ils se relèvent instantanément. L'Envoyé achève d'examiner la médaille, retourne à Camier.) Permettez. (Il examine la médaille de Camier. Murmure de Camier.) toujours inaudible

An.

Lignes Parallèles qui fuient, dans l'obscurité. Illusion des sens. Ne durant qu'un instant. (Tête entre les mains. Angoissé.) Qu'un instant! Dans l'obscurité!

L'Envoyé revenu au centre hésite. L'Anonyme se penche à nouveau brusquement sur le trou. L'Envoyé va à la coulisse droite, hésite, à la coulisse gauche, hésite, puis traverse vivement la scène et sort à droite. L'Anonyme se redresse.

Quelle sera - (il se penche à nouveau brusquement sur

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le trou, regarde longuement, se redresse) - quelle sera ma - ma - ma vie, dorénavant? Mais quelle a-t-elle été, jusqu'ici? (Il réfléchit. Grand geste soudain et ample.) Je suis libre, libre d'aller - (un temps) - et vehnir. Mais (se recroquevillant) je n'irai - (un temps) - ni ne viendrai. (Un temps) Enfin je ne pense pas. (Un temps.) Il commencer à arpenter la scène, s'arrête.) Je ne suis pas nul en grammaire. grammaire - (Phrase inachevée. Il re prend sa marche, s'arrête près de Camier, écoute longuement son murmure, de temps en temps hoche ad mirativement la tête, reprend à haute voix quelques fragments de phrase, en ajoutant: Joliment dit! Comme c'est vrai! ete. Comme c'est beau! Comme c'est vrai! Comme c'est bête! et sim. Il se rend compte que le murmure s'est arrêté.) Plus fort! (Silence.) Encore! (Silence.) ! (Il écoute, aux anges, puis brusque ment se remet à arpenter la scène. Avec animation, tout en marchant.) Quelle amélioration, depuis quel quelque temps! (Il s'arrête devant le trou, hoche la tête.) Depuis - (il cherc Depuis notre - (il cherche) - peorte. Et dire que j'ai souffert, au début! (Crescendo.) Pleuré! Crie! Maigri! Jauni! Vieilli! Blanchi! Préma turément! (Sanglotant) Prématurément! (Un temps. Plus calme.) Et maintenant. Quelle paix. (grand coup de poinhg sur le coeur) et lâ (sur la tête) tête, de l'autre poing). Quelle paix, quelle paix (de plus en plus vite et fort, tout en se tapant sur le coeur et sur la tête simultanément), quelle paix, quelle paix, quelle paix. (Un temps. De façon définitive.() Quelle (coup sur le coeur) paix vide (cpoup sur la tête).