Samuel Beckett
Digital Manuscript Project
Not I / Pas moi

MS-UoR-1227-7-16-3

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Petit Odéon

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Reading University
Library

Sam. Beckett

Un jour je demandai à un spécialiste, à l'époque où il y avait encore des malades, pourquoi ça ne prenait que dans les nages. Docteur, dis-je, pouvez-vous m'expliquer pourquoi ça ne prend nulle part ailleurs que dans les nages, ni dans le mollet, ni dans la cuisse, ni dans le bras, ni même dans le cou, si proche cependant des centres supérieurs. Chère Madame, répondit-il, nous connaissons mal les nages, comme vous dites, et il est un peu tard à présent pour se mettre à les étudier. Je lui demandai alors comment ça se fait que le point sensible varie tellement d'une nage à l'autre. Docteur, dis-je, pouvez-vous m'expliquer comment ça se fait que l'endroit à piquer ne soit pas le même pour toutes les nages, à telle enseigne que chez moi par exemple du coté gauche il est à peu près au centre et du côté droit nettement en bas et à droite. Chère Madame, répondit-il, les nages, comme vous dites, et je vous comprends, nous sont mal connues, et la nuit vient en laquelle personne ne pourra les étudier. Je lui posai ensuite une question relative à l'impossibilité de s'administrer soi-même. Docteur, dis-je, pouvez-vous m'expliquer comment ça se fait que l'injection qu'on se fait soi-même avec toute la précision voulue reste entièrement sans effet alors que la même exactement faite par l'autre est suivie d'effet immédiat. Chère Madame, répondit-il, si j'en avais encore vous seriez en train de me les briser, avec vos miches.

Je regarde maintenant mes deux liquides, le rouge qui renvoie et le vert qui ramène, et constate, ce que je savais déjà, que la différence entre les deux niveaux n'est pas sensible à l'oeil nu. Et comment en serait-il autrement étant donné que les deux volumes étaient identiques au départ, et que chaque recours à l'un est suivi d'un recours équivalent à l'autre, sinon nous ne serions pas là, et que la dose utile est pratiquement négligeable, et qu'il n'a été perdu ni affecté à nul autre usage nulle goutte ni de l'un ni de l'autre, s'il y a là trop de négatifs je réponds que pour moi il n'y en a jamais assez.

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J'interroge maintenant dans un tout autre esprit mes dames-jeannes en leur posant la question de savoir si elles pensent pouvoir faire notre temps. Elles répondent, Donne-nous un diviseur et nous te donnerons un quotient, ou une fraction. Mais à vue de nez je suis rassurée, sauf accident nous sommes couvertes.

Je jette maintenant un coup d'oeil à l'heure (le fait) - comme ça mastique! - avant de me tourner vers mes seringues (le fait) quatre en tout, deux renvoyeuses, deux rameneuses, et de constater, ce que je savais déjà, qu'elles sont vides sans exception. Et comment en serait-il autrement étant donné que (geste) Son Altesse ne veut pas ou ne peut pas les remplir. Car prenons la série suivante, un je la ramène, deux elle me renvoie, trois elle me ramène, quatre je la renvoie, comme je viens de le faire, et si à ce moment-là, c'est-à-dire à ce moment-ci, les quatre n'étaient pas vides il aurait fallu que pendant ma brève absence, sa brève présence, elle les remplisse , ce qui est impossible selon l'énoncé. Non, c'est maintenant, longuement absente elle et présente moi, le moment de remplir, si moi je ne le fais pas personne ne le fera, ce ne sera pas fait, si bien que je le fais, que trop heureuse, deux fois dans l'heure, sauf pendant les étapes, désormais terminées.

Mais j'ai encore le temps - (regarde l'heure) - et comment! - et je me parlerai d'abord du long voyage, je veux dire de longue durée, désormais terminé, à travers les os, la terre en était blanche, même les nuits sans lune, elle doit l'être encore, les eaux en charriaient, j'en ai vu debout, je me parle des os, des longs, appuyés contre les murs, émergeant des ronces, ici pas un seul, pas vécu ici, ou alors parti avant, il n'y aura que les nôtres, je me parle de nos vieux os à nous, savoir si c'est un bien - (temps long) - ou si c'est un mal. (Temps.) Longs bivouacs, des mois, même des années, marches brèves, cinq minutes au plus, elle ne tient pas davantage, dans les crocs, et je me demande, oui, je me demande, au fond, pourquoi avoir continué, au liue de se faire un espace dernier, avec (geste) notre palissade, et d'y rester, et je me réponds;

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J'interroge maintenant dans un tout autre esprit mes dames-jeannes en leur posant la question de savoir si elles feront notre temps. Si elles pouvait répondre elles ne pourraient que répondre que la réponse ne dépend pas que d'elles. En effet, dividende sans diviseur ni quotient ni reste

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Petit Odéon

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Sam. Beckett

Eh bien comme tu as pu voir il a cessé de briller et ça ne nous plonge pas exactement dans l'obscurité et maintenant sans plus tarder à moi Calliope et que je tienne abandonnée quinze vingt minutes disons vingt c'est plus commode pour les calculs, pendant ce temps il se fera manger comme d'habitude ni plus ni moins mais sans le sentir ce qui est le rêve, si notre amour n'était pas blanc je ne parle pas de mariage si notre amour n'était pas blanc c'est à désespérer de la couleur et cependant je le plains, s'il m'arrive de m'exprimer mal c'est q'une seconde dans le silence mord lente plus que lente, j'ai à mes pieds le liquide dont je viens de me servir et que j'appelle A pour le distinguer de B aux effets contraires que voici, ne me passe aucune obscurité ni de forme ni de pensée au moindre doute fais marcher ta corne, je compare maintenant les deux niveaux et constate avec soulagement ce que je savais déjà que leur différence échappe à l'oeil nu et comment en serait-il autrement puisque les deux volumes étaient identiques au départ et que chaque recours au premier comme celui que nous venons de voir est suivi d'un recours équivalent au second et que la dose utile est trop faible pour que soit perceptible son absence ici et sa présence là et enfin qu'il n'a été perdu ni affecté à nul autre usage nulle goutte ni de l'un ni de l'autre s'il y a là trop de négatifs je réponds que pour moi il n'y en a jamais assez (corne, ahurissement et suite aussitôt), je dis qu'en comparant les niveaux de mes deux liquides je vois qu'ils correspondent et ajoute que le contraire m'aurait étonnée étant donné qu'ils correspondaient au départ et qu'à chaque prélèvement pratiqué sur le premier correspond un prélèvement correspondant pratiqué sur le second et que la quantité prélevée chaque fois est trop peu importante pour que soit sensible à l'oeil de chair et myope par-dessus le marché d'une part sa présence et son absence de l'autre et enfin qu'il n'a jamais été à aucun moment perdu ni détourné de son emploi nulle goutte ni de l'un ni de l'autre voilà, j'interroge maintenant dans un tout autre esprit mes petites dame-jeannes et leur pose la question de savoir si elle feront notre temps, voilà une seule suffit puisque l'autre est pareille je regarde l'échelle graduée et estime à vue de nez cinq litres pour faciliter le calcul divisés par un cent millième soit un demi-million de doses de chaque à raison d'un centimillimètre par dose tellement la solution est concentrée c'est l'arithmétique

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qui m'a sauvée jusqu'à présent, un demi-million de doses de chaque sommes-nous couverts voyons ça grosso modo à nous deux quatre doses de chaque dans l'heure soit 125.000 heures de vie assurée divisées par vingt-quatre fois trois cent soixante-cinq (calculs marmonnés) disons treize ans chiffre rond (corne, ahurissement et suite aussitôt), attends (calculs marmonnés) quatorze et quelque tu as raison un peu plus de quatorze ans d"assurés merci et reste vigilant disons quinze pour le calcul dont pour lui cinq seulement de présence effective et pour moi dix de la même peine car d'insconscience naturelle plus question cela va sans dire, ici une incise comme quoi je me demande toujours pourquoi tu t'acharnes à nous suivre si c'est le désir d'envahir notre intimité dans une sorte d'arrangement à trois ou l'espoir de me voir de temps en temps mettons une fois par moi te rouvrir les bras pendant son absence je ne sais pas et comme tu ne sais ni écrire donc pas de billets ni t'exprimer par un système de signes quelconque je ne le saurais jamais ah avoir à ses trousses un demeuré bouillant ce n'est pas drôle tous les jours, laisse-moi rire de toute façon dans les deux cas à deux c'est déjà l'enfer pour moi j'entends et que veux-tu qu'on fasse en vingt minutes à notre âge ce serait l'insatisfaction à perpétuité, bon je reviens à mes computations qui m'ont plutôt rassurée si l'on veut mais que faute de diviseur sans quoi ni quotient ni reste j'abandonne à présent pour me tourner vers mes pompeuses quatre en tout et constate ce que je savais déjà que les trois encore nécessaires à l'heure courante et dont (consulte montre) Dieu merci le premier quart est déjà dans le trou sont aussi vides que celles que je viens de vider état de marche deux pour moi et l'autre pour ramener dans les mâchoires cet imbécile qui n'a jamais rien su faire de ses mains sinon se gratter les parties et frotter à côté.

[]Grégoire de
Tours

Ode 67.73