Samuel Beckett
Digital Manuscript Project
Molloy

MS-HRC-SB-4-7

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[p. 55r] [3317] avait à cœur de me mettre hors de moi, [3318] qui, affaissé sur mon parapluie, la tête penchée comme sous le poids de ma méditation, les doigts de la main libre passés entre deux ais du guichet, ne bougeais pas plus d'une statue. [3319] Il revint donc une deuxième fois sur ses pas. [3320] Je te dis de me suivre, dis-je, et tu me précèdes. [3321] C'étaient les grandes vacances. [3322] Sa casquette d'écolier était verte avec des lettres initiales et une tête de cerf ou de sanglier brodées en or sur le devant. [3323] Elle était mise sur son gros crâne avec une exactitude de capsule, [3324] c'est ainsi qu'il se plaisait à la porter. [3325] Il y a je ne sais quoi dans les couvre-chefs mis ainsi rigoureusement d'aplomb qui a le don de m'exaspérer. [3326] Son imperméable, au lieu de le porter plié sur le bras, ou sur l'épaule, comme je le lui avais dit, il l'avait roulé en boule et le tenait des deux mains, sur son ventre. [3327] Il se tenait devant moi, ses gros pieds écartés, les genoux fléchissant , le ventre saillant, le buste en retrait, le menton en l'air, la bouche entr'ouverte, dans une attitude digne d'un véritable idiot. [3328] Il faut dire que moi aussi je devais avoir l'air de tenir debout grâce uniquement à mon parapluie et à l'appui du guichet. [3329] Je pus enfin articuler, Es-tu capable de me suivre. [3330] Il ne répondit pas [3331] mais je saisis sa pensée, aussi clairement que s'il

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[p. 56r] [3331] l'avait exprimée, à savoir, Et toi, es tu capable de me devancer? [3332] Minuit sonna, au clocher de ma chère église. [3333] Peu importait. [3334] Je n'étais plus chez moi. [3335] Je cherchai dans mon esprit, ou tout se trouve, dont j'ai besoin, quel objet chéri il pouvait avoir sur lui. [3336] J'espère, dis-je, que tu n'as pas oublié ton couteau de scout, nous pourrons en avoir besoin. [3337] Ce couteau comportait, outre les 3 ou 4 lames indispensables, un tire-bouchon, un ouvre-boîte, un poinçon, un tourne-vis, un pied de biches et je ne sais quelles autres futilités encore. [3338] C'est moi qui le lui avais donné, à l'occasion de son premier prix d'histoire et géographie, sciences assimilées pour d'obscures raisons l'une à l'autre, dans l'école qu'il fréquentait. [3339] Le dernier des cancres pour tout ce qui touchait aux lettres et aux disciplines exactes, il n'avait pas son égal pour les dates des batailles, révolutions, restaurations et autres exploits du genre humain, dans son ascension vers la lumière, et pour l'altitude des montagnes. [3340] Cela valait bien un couteau de campeur. [3341] Ne me dis pas que tu l'as laissé à la maison, dis-je. [3342] Bien sûr que non, dit-il, avec fierté et satisfaction, en se frappant la poche. [3343] Eh bien, donne-le moi, dis-je. [3344] Il ne répondit naturellement pas, [3345] il n'était pas dans ses habitudes de tenir compte du premier avertissement, mais j'eus l'impression que ses traits se gonflèrent. [3346] Donne-moi ce couteau, criai-je, en frappant le sol de mon parapluie. [3347] Il me le donna, [3348] que voulez-vous qu'il fasse, seul avec moi, dans la nuit sans témoins? [3349] C'était pour son bien, pour l'empêcher de s'égarer. [3350] Car là où est son couteau, là est le vrai scout aussi, à moins qu'il n'ait les moyens de s'en payer un autre, ce qui n'était pas le cas pour mon fils, [3351] qui ne portait jamais d'argent sur lui, car il n'en avait

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[p. 57r] [3351] pas besoin, [3352] mais qui mettait chaque cent qu'il recevait, et il n'en recevait pas beaucoup, d'abord dans sa tirelire , ensuite à la caisse d'épargne, dont je gardais le carnet par devers moi. [3353] Il m'aurait à ce moment-là sans doute volontiers égorgé, avec ce même couteau que je mettais si calment dans ma poche, [3354] mais il était encore un peu jeunet, mon fils, un peu mou encore, pour les grands actes justiciers. [3355] Mais le temps travaillait pour lui et il se consolait peut-être avec cette considération, tout stupide qu'il était. [3356] Quoi qu'il en soit, il retint cette fois ses larmes, ce dont je lui sus gré, [3357] et, me redressant, je posai ma main sur son épaule, en disant, Patience, mon fils, patience. [3358] Ce qui est terrible dans ces affaires-là, c'est que lorsqu'on a l'envie on n'a pas les moyens, et lorsqu'on a les moyens on n'a pas l'envie. [3359] Mais cela mon fils ne pouvait s'en douter encore, le pauvre, il devait croire que cette rage qui le faisait trembler, et lui brouillait les traits, ne le quitterait que le jour où il l'honorerait, [3360] et encore. [3361] Oui, il devait se croire une âme de petit Dantès, dont les singeries lui étaient familières, telles que les éditions Hachette se

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[p. 58r] [3361] permettent de les rapporter. [3362] Puis, avec une bonne tape sur cette omoplate impuissante, je dis, Et maintenant en route. [3363] Et ma foi je me mis en route, effectivement, et mon fils s'ébranla derrière moi. [3364] J'étais parti, accompagné de mon fils, conformément aux ordres que j'avais reçus.

[3365] Je n'ai pas l'intention de raconter les diverses aventures qui nous arrivèrent, à moi et à mon fils, ou à moi tout seul, avant d'arriver dans le pays de Molloy. [3366] Ce serait fastidieux. [3367] Mais ce n'est pas ça qui m'arrête. [3368] Tout est fastidieux, dans ce récit qu'on m'impose. [3369] Mais je le mènerai à mon gré (jusqu'à un certain point). [3370] Et s'il n'a pas l'heur de plaire, au commanditaire, , s'il y trouve des passages désobligeants pour lui[] et ses associés, tant pis pour nous tous, pour eux tout au moins, car pour moi il n'y a plus de pis, [3371] c'est à dire que pour s'en faire une idée il faudrait des dons d'imagination autrement dé veloppés que le miens, [3372] qui cependant sont bien supérieurs à ce qu'ils étaient, autrefois. [3373] Et ce triste travail de clerc qui n'est pas de mon ressort, je l'exécute pour des raisons qui ne sont pas

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[p. 59r] [3373] celles qu'on pourrait croire. [3374] J'obéis encore aux ordres, si l'on veut, mais ce n'est plus la crainte qui m'inspire. [3375] Si, j'ai toujours peur, mais c'est plutôt un effet de l'habitude. [3376] Et la voix à laquelle je me soumets [3376] je n'ai pas eu besoin de Gaber pour me la transmettre, [3377] car elle est en dedans de moi, et elle [3377] m'exhorte d'être jusqu'au bout ce fidèle serviteur que je fus toujours , [3377] d'une cause qui n'est pas la mienne. et de remplir patiemment mon rôle jusque dans ses dernières amertumes et extrémités, comme je voulais, du temps de mon vouloir, que les autres remplissent les leurs, [3378] et cela dans la haine de mon maître et le mépris de ses desseins, et libre de toute crainte. [3379] Comme vous voyez, c'est une voix assez ambigue et qui n'est pas toujours facile à suivre, dans ces raisonnements et prescriptions. [3380] Mais je la suis quand même, plus ou moins, je la suis dans le sens que je la comprends et puis que je lui obéis, [3381] et les voix sont rares je crois dont on puisse dire autant. [3382] Et j'ai l'impression aussi que je la suivrais dorénavant, quoi qu'elle m'enjoigne. [3383] Et que lorsqu'elle se taira, me laissant dans le doute et l'obscurité, j'attendrai qu'elle revienne, sans rien faire,

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