Samuel Beckett
Digital Manuscript Project
Molloy

MS-HRC-SB-4-7

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[p. 65r] [3418] à peine mouillés, [3419] les autres, C'est à marée haute qu'il faut venir, pour voir la crique de Ballybaba., [3420] quelle beauté alors que cette eau plombée et qu'on dirait morte, si l'on n'était pas averti du contraire! [3421] Et d'aucuns affirmaient que cela ressemblait à un lac souterrain. [3422] Mais tous étaient d'accord, à l'instar des Isignais, que leur ville était sur la mer, [3423] et ils mettaient Bally-sur-mer en tête de leur papier à lettres.

[3424] Ballyba était peu peuplé, ce qui ne pouvait que m'aider dans ma tâche. [3425] Les terres se prêtaient mal à l'exploitation. [3426] Car à peine un labour prenait-il de l'ampleur, ou un pré, qu'il se cassait le nez sur une plantation d'arbres jeunes et sacrés, ou sur une bande de marécage, d'où il n'y avait rien à tirer sinon un peu de tourbe de fort mauvaise qualité, et des fragments de chêne comprimé dont on fabriquait des amulettes, coupe- papier, ronds de serviette, chapelets, scapulaires et autres babioles. [3427] La madone de Marthe, par exemple, venait de Ballyba. [3428] Les pâturages, malgré les pluies torrentielles et incessantes, était d'une grande pauvreté, et parsemés de rochers. [3429] N'y poussaient drû que le chiendent et une étrange graminée bleue et amère, impropre à l'alimentation du gros bétail,

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[p. 66r] [3429] mais dont s'accommodaient l'âne, la chèvre et le mouton noir. [3430] D'où tirait donc Ballyba ses richesses? [3431] Je vais vous le dire. [3431|001] Des selles de ses citoyens. [3431|002] Et cela depuis les temps immémoriaux. [3431|003] Quelques mots là-dessus. [3431|004] C'est peut-être la dernière fois que j'aurais l'occasion de m'abandonner à ma passion pour la chose régionale, pour ce qui donne à chaque terroir son bouquet unique, pour ce que j'appelle ce folklore du sous-sol.

[3431|005] Ballyba était entourée de toutes parts par une zone maraîchère large d'un demi-mille à peu près. [3431|006] Les primeurs les plus rares y voisinaient avec les ? de consommation courante, tels le navet et la pomme de terre, avec une luxuriance indescriptible. [3431|007] Chaque année Des centaines, que dis-je des centaines de milliers de tonnes de superbes légumes de toute sorte quittaient Ballyba à destination des marchés nationaux et étrangers, dans des tombereaux. [3431|008] Comment arrivait-on à cet agréable résultat. [3431|009] Grâce aux excréments des citoyens. [3431|010] Je m'explique. [3431|011] Chaque personne pouvant être considérée, d'après le recensement le plus récent, comme ayant domicile dans Ballyba, que ce fût en ville ou à la campagne, et à partir de l'âge de 2 ans, devait à l'O.M. (Organisation Maraîchère) tant de matières fécales par an, à livrer mensuellement. [3431|012] Les

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[p. 67r] [3431|012] quantités à livrer, établies avec soin et équité par un comité qui ne s'occupait que de cela, variaient selon l'age, les circonstances, le régime, le tempérament, etc., du contribuable, et en cas de maladie, ou d'insuffisance chronique, de notables dégrèvements pouvaient être consentis, allant jusqu'à l'exemption totale, [] sur présentation d'un certificat médical dûment visé par un deuxième comité, réuni en permanence à cet effet. [3431|013] Quant aux recensés en voyage, on se souciait peu de savoir s'ils s'étaient absentés pour leur plaisir, ou pour affaires, ou en pèlerinage, ou par piété familiale, ou pour toute autre raison, mais on les leur imposait indistinctement la même obligation, celle de compenser en espèces ce qu'il faisait perdre à l'O.M. en nature, chacun selon son dossier bien entendu, et une mercuriale, affichée à la mairie au début de chaque mois, portait à la connaissance de la population , qui valait la valeur, par catégories, de la précieuse denrée, valeur qui plafonnait,dans les bonnes années, dans les environs de 12 à 15 cents le

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25.
Diable

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[p. 68r] [3431|013] kilog. [3431|014] Il y avait là de quoi faire passer le goût des voyages aux habitants de Ballyba, et, en effet, à part quelques ano-érotiques séduits par tranquilles garde-robes de l'exil, et certaines familles très aisées, les habitants de Ballyba restaient chez eux. [3431|015] Certains personnages officiels par contre, tels le maire, le brigadier, l'instituteur, le curateur du musée d'art sacré, etc., et bien entendu les officiers de l'O.M., ., pouvaient sans contre-partie s'absenter pour une période ne dépassant en aucun cas 8 jours pleins, à condition de pouvoir justifier d'un ordre de mission. [3431|016] Ces ordres de mission, d'une obtention fort difficile, étaient délivrés par un curieux personnage appelé l'Odibil. [3431|017] Sans parti, sans secte, élu à vie[ X] le jour même du décès de son prédécesseur, l'Odibil jouissait de pouvoirs discrétionnaires très étendus, mais assez difficiles à saisir, pour un étranger. [3431|018] Il ne semblait s'occuper nullement de la gestion du territoire proprement dite, mais il était seul à pouvoir trancher certaines questions d'importance primordiale [], dont celle de savoir si un départ de Ballyba était indispensable, ou s'il pouvait être évité. [3431|019] Mais on ne se trouvait

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[p. 69r] [3431|019] qu'assez rarement dans la nécessité d'avoir recours à ses décisions, qui étaient naturellement sans appel. [3431|020] Et la plupart du temps il restait sans rien faire dans sa belle maison, attendant qu'un cas se présente qui soit de son ressort. [3431|021] Ses émoluments, quoique princiers, n'étaient point excessifs, si l'on considère la nature du serment qu'il devait prêter, avant d'entrer en fonction, et qui l'obligeait notamment à vivre chaste désormais (les éventuels débordements antérieurs ne comptant pour rien) (les ne , à ne porter de vêtements, dessous compris, que d'une blancheur immaculée, et de ne jamais sortir de sa maison. [3431|022] car on ne concevait pas qu'un Odibil dûment élu pût se faire remplacer, ne fût-ce que l'espace d'un instant, et l'on considérait que seule la mort pouvait le dégager de l'obligation d'exercer son office, et pendant ses maladies, et jusque dans la pré-agonie, on venait le consulter le cas échéant, avec la même confiance et le même esprit de soumission que s'il avait été en excellente santé. [3431|023] Mais j'aurais l'occasion de voir de plus près l'Odibil de Ballyba (je m'en doutais déjà en quittant ma maison) et je n'ajouterai sur lui à cet endroit

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