Samuel Beckett
Digital Manuscript Project
Malone meurt / Malone Dies

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[0443|007] avait très mal fait et qu'il fallait demander humbles pardon, s'il voulait s'épargner une pénitence exemplaire, alors il se taisait.

[0444] A 14 ans Sapo était un grand garçon bien en chair au teint rose. [0445] Il avait les pieds et les mains très grands, ce qui faisait dire à sa mère qu'il serait un jour encore plus grand que son père, qui avait un mètre soixante-douze quand il faisait un effort et se tenait droit. [0447] Mais ce qu'on remarquait surtout chez lui, c'était sa grosse tête ronde aux cheveux blonds, durs et hérissés comme les poils d'une brosse. [0448] Même ses maîtres ne pouvaient s'empêcher de lui trouver une tête intelligente et il leur était d'autant plus pénible de ne pouvoir rien y faire rentrer. [0448|001] Et son père l'appelait Diogène quand il était de bonne humeur, car il ne savait rien de Diogène, sinon qu'il était un sage, et le confondait volontiers avec Socrate. [0449] Il nous surprendra tous un jour, disait-il. [0450] C'était au crâne de Sapo qu'il devait d'avoir pu former cet opinion et de pouvoir s'y maintenir, contre vents et marées. [0451] Par contre il supportait mal le regard de son fils et évitait de le rencontrer. [0452] Il a tes yeux, disait sa femme. [0453] Monsieur Saposcat inspectait ses yeux dans la glace, quand il était seul. [0454] Il étaitent blues à peine. [0455] En plus clair, disait Mme Saposcat.

[0458] Sapo aimait la nature, s'intéressait aux animaux et aux plantes. [0459] Mais il ne savait les regarder, les regards qu'il leur prodiguait ne lui apprenaient rien sur eux. [0460] Il confondait les oiseaux et les arbres et n'arrivait pas à distinguer les unes des autres les cultures. [0461] Il n'associait pas les safrans avec le printemps ni les chrysanthèmes avec l'arrière-saison. [0463] Ces choses belles et faciles et toujours pareilles, , dont la connaissance le tenter , il acceptait de les ignorer, comme il acceptait tout ce qui venait enfler le murmure, Tu es un simple.

[0463] Ces choses simples et souvent belles, stet aurait toute sa vie autour de lui, et

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[0463] Ces choses simples et souvent belles, qu'il aurait toute sa vie autour de lui et dont la connaissance le tentait, il acceptait avec une sorte de joie de les ignorer, comme il accueillait tout ce qui venait enfler le murmure, Tu es un simple. [0463|001] Car il se savait aussi capable que les autres d'étudier et de comprendre. C'était un garcon précoce. [0464] Mais il aimait vraiment le vol de l'épervier et savait le reconnaître. [0465] Alors immobile il en suivait des yeux les longs vols planés, les stations tremblantes, les ailes se relevant pour la chute à plomb, la remontée rageuse, fasciné par tant de besoin, de fierté, de patience, de solitude.

[0466] Je n'abandonnerai pas encore. [0467] J'ai fini ma soupe et renvoyé la petite table à sa place près de la porte. [0468] L'une des deux fenêtres de la maison en face vient de s'éclairer. [0469] Par les deux fenêtres j'entends celles que je peux voir toujours, sans lever ma tête de l'oreiller. [0470] A vrai dire ce ne sont pas deux fenêtres entières, mais une entière et seulement une grande partie de l'autre. [0471] C'est celle-ci qui vient de s'allumer. [0472] Pendant une minute j'ai pu voir la femme aller et venir, [0473] puis elle a tiré les rideaux. [0474] Jusqu'à demain je ne la verrai plus, seulement son ombre, de temps en temps. [0475] Elle ne ferme pas toujours les rideaux. [0476] L'homme n'est pas encore rentré. [0477] J'ai demandé certains mouvements à mes jambes, à mes pieds. [0478] Et je les connais si bien que j'ai pu sentir l'effort qu'ils faisaient pour m'obéir. [0479] J'ai vécu avec eux ce petit espace de temps, où toute une tragédie s'est tenue, entre le message reçu et la réponse désolée. [0480] Le jour vient aux vieux chiens où ils ne peuvent plus bondir au sifflement du maître s'en allant à l'aube, son bâton à la main. [0481] Alors ils restent dans la niche, ou dans le panier, quoiqu'ils ne soient pas attachés, et écoutent les pas s'éloigner. [0482] L'homme aussi est triste, se rappelant les promenades d'autrefois. [0483] Mais le grand air et le soleil ont vite fait de le rendre joyeux, il ne pense plus à son vieux compagnon , jusqu'au soir. [0484] Les lumières de sa maison lui souhaitent le bienvenu et un faible aboiement lui fait dire, Il est temps que je le fasse piquer. [0486] Ça ira encore mieux tout à l'heure. [0487] Je vais fouiller un peu dans mes possessions. [0488] Puis je mettrai ma tête sous les couvertures. [0489] Ensuite ça ira mieux, pour Sapo et pour celui qui le suit, qui veut seulement le suivre et se laisser guider par lui, par des chemins clairs et endurables.
[0490] Le calme et les silences de Sapo n'étaient pas faits pour plaire à tout le monde. [0491] Au milieu des tumultes les plus variés, à l'école et dans sa famille, il restait immobile à sa place, souvent debout, et regardait droit devant lui de ses

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[0491] yeux clairs et fixes comme ceux d'une mouette. [0491|001] Les jeunes frères et sœurs jouaient autour de lui, le taquinaient et lui faisaient des misères, sans arriver à le dévider ni à le mettre en colère. [0492] On se demandait à quoi il pouvait rêver ainsi, pendant de longues heures. [0493] Monsieur Saposcat supposait qu'il était troublé par l'éveil du sexe. [0494] A seize ans j'étais pareil, disait-il. [0495] A seize ans tu gagnais déjà ta vie, disait sa femme. [0496] C'est vrai, disait Mr Saposcat. [0497] Ses maîtres y voyaient plutôt de l'abrutissement pur et simple. [0498] Sapo laissait tomber sa machoire et respirait par la bouche. [0499] On ne voit pas très bien en quoi cette expression est incompatible avec des pensées érotiques. [0500] Mais effectivement Sapo réfléchissait moins aux filles qu'à la question moins générale de sa vie à lui, et spécialement de sa vie à venir. [0501] Il y a là largement de quoi faire tomber la mâchoire à un garçon sensible et clairvoyant, et lui boucher temporairement le nez. [0501|001] On avait peut-être tort d'appeler ça du calme. [0501|002] Et si l'on y avait vu aussi clair que moi j'y vois clair, grâce à l'indifférence où me laisse toute cette histoire et au rôle de parfait étranger que j'y tiens, on ne se serait pas étonné du peu de dérangement que représentaient pour Sapo l'agitation de professeurs et camarades et le brouhaha de sa famille. [0501|003] La sensibilité toute entière à un abcès de fixation mettons, quoique l'image soit mal choisie, mais je suis pressé, ne s'en laisse pas facilement distraire par des moustiques, ni même par des punaises.

[0501|004] Je me sens d'ailleurs en mesure d'indiquer plus exactement comment les choses se passaient. [0502] Mais je vais d'abord m'imposer une petite halte, pour plus de sécurité.
[0503] Ces yeux de mouette me font tiquer. [0504] Ils me rappelle[]nt un vieux naufrage, je ne sais lequel. [0505] C'est un détail évidemment. [0506] Mais je suis devenu superstitieux. [0507] Je connais ces petites phrases qui n'ont l'air de rien et qui une fois admises peuvent vicier une bibliothèque. [0508] [0508] Une petite phrase comme, Dieu vit que cela était bon. [0509] Elles sortent de l'abîme et n'ont de cesse qu'elles n'y retournent. [0510] Mais cette fois-ci je saurai m'en défendre.

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[0511] Alors Sapo regrettait de pas avoir voulu apprendre l'art de penser, en commencant par replier les 2me et 3me doigts afin de mieux mettre l'index sur le sujet et l'auriculaire sur le verbe, comme le voulait son professeur de Latin. Et il lui était douloureux de ne rien entendre au charabia de doutes, désirs, imaginations et craintes qui déferlaient dans sa tête, et de n'en pouvoir rien affirmer. [0511|001] Ici la science des nombres ne lui était d'aucun secours. [0511|002] Et dans son sentiment que la vie , pour qui saurait s'y prendre, pouvait être une simple question d'arithméthique, l'abaque des anciens, il avait à soutenir de rudes assauts. [0511|003] C'est d'ailleurs moi qui lui prête cette proposition, qu'il ignoraît certainement, tout en y étant asservi. [0511|004] Car s'il avait pu s'énoncer, et la regarder bien en face, il n'aurait pas passé des heures entières, à chercher une forme à son avenir. [0511|005] Et il n'aurait pas souffert de ne pas savoir en tirer la moindre conséquence, car elle aurait dégagé ses conséquences toute seule, peu à peu, ou les plus importantes d'entre elles, et les plus aptes à en engendrer d'autres. [0511|006] Et peu à peu la confusion de son esprit se serait calmée et il aurait pu s'y retirer comme dans une chambre familière, où tous les meubles sont du même style. [0511|007] Alors dans les pensées les plus audacieuses il se revait reconnu et aimé, car elles lui auraient parlé d'une vie qui n'est que calcul, plus ou moins caché et embelli, selon le cas. [0511|008] Voilà la beauté d'une idée directrice. [0511|009] Mais Sapo qui ignorait ce que c'était qu'une idée, et la façon de s'en servir, devait faire bien des tours et des détours, se perdre et se retrouver mille fois, avant de pouvoir lire et écrire en lui, se décrire et décrire son milieu à sa convenance. [0512] Et doué d'un peu moins de force et de courage lui aussi aurait échoué, renonçant à savoir de quelle façon il était fait et allait pouvoir vivre et vivant vaincu, aveuglément, dans un monde insensé, parmi des étrangers.

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[0512|001] Mais peu à peu, et sans raisonnement, les pensées de Sapo s'organisaient selon ce principe de parcimonie, méconnu des civilisés, qui est la force des simples et la règle de la nature. [0512|002] Et aux questions qu'il se posait depuis si longtemps en vain, touchant ce qu'il voulait et pouvait, il sut finalement répondre qu'il voulait la santé et l'argent et que la compétence n'était certainement pas inférieure à la moyenne pour tout ce qui ne dependait pas de l'instruction, ou de la naissance, ou de la beauté corporelle, ou de dispositions innées. [0512|003] Et quant à savoir pourquoi il voulait la santé et l'argent, il se contentait de savoir qu'ils les voulait, l'une afin de pas souffrir physiquement, et l'autre afin de pouvoir vivre, dans la mesure du possible, comme il lui plairait à lui plutôt que comme il plairait aux autres. Et pour ce qui était du genre de vie qui lui déplairait le moins, [0512|003] [0512|003] il ne faisait encore qu'en entrevoir les caractéristiques, ce qui était naturel chez un être si jeune, et il avait la sagesse de laisser cette question en suspens. [0512|004] Il croyait seulement que ce serait un genre de vie assez dissemblable de ceux qu'il voyait autour de lui, dont plusieurs lui avaient été recommandés et qu'à son avis seule une solide indépendance matérielle pourrait lui éviter. [0512|005] Et même les mendiants et vagabonds qu'il avait pu observer ne lui inspiraient pas l'envie de leur ressembler. [0512|006] Ce qu'il voulait n'était donc pas telle et telle façon de vivre, mais les conditions d'une conduite qui restait à déterminer, et dont peut-être le propre serait d'être vague, vide de sens et de sérieux et soumise aux caprices du moment. [0512|007] La question du but à atteindre lui semblait bien posée ainsi. [0512|008] Il n'en était parlée même par celle des xxx. [0512|009] Car outre qu'il savait lire, écrire, et calculer, et que sa mémoire étaiet bonne quoique inexercée, il ne pouvait rien affirmer de ses capacités. [0512|010] Mais il sentait que sa haine de certaines disciplines pouvait se doubler de compétences cachées, n'attendant que l'occasion pour se manifester. [0512|011] Il établit également le bilan de ses forces et faiblesses morales, telles qu'il croyait les connaître, et jugea qu'il y avait là matière à espoir, malgré l'immense paresse physique et intellectuelle qu'il dut mettre à son passif. [0512|012] Et il se disait que l'énergie lui viendrait quand il n'aurait

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