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[0826] grise, toujours la même peut-être. [0827] Sapo finit par bien la connaître et, il lui semblait, par être connu d'elle. [0828] S'il se levait pour partir elle ne s'affolait pas. [0829] Mais il pouvait y en avoir plusieurs, toutes grises et pour le reste se ressemblant tellement que l'œil de Sapo, avide de ressemblances, ne savait les départir. [0830] Quelquefois elle était suivie d'une deuxième, d'une troisième et même d'une quatrième, très différentes d'elle et entre elles assez différentes, quant au plumage et au galbe. [0831] Celles-ci se montraient moins farouches que la grise, qui était passée la première et à qui il n'était rien arrivé. [0832] Vivement éclairées un instant, dans l'entrée, elles s'estompaient de plus en plus à mesure qu'elles avançaient, puis disparaissaient. [0833] Silencieuses d'abord, craignant de se trahir, elles se mettaient peu à peu à gratter et à glousser, de contentement, et à décontracter leurs plumes bruissantes. [0834] Mais souvent il ne venait que la grise seule, ou l'une des grises si l'on préfère, car c'est là une chose qui ne se saura jamais, quoiqu'il eût été facile d'en avoir le cœur net, en se donnant un peu de mal. [0835] Et il aurait suffi de se trouver là au moment où toutes les poules venaient en courant de tous les côtés vers Mme Louis qui criait: Petit petit!, tout en tapant sur une vieille boîte avec une vieille cuiller, pour savoir s'il n'y avait qu'une seule poule grise ou s'il y en avait plusieurs. [0836] Mais après tout à quoi cela aurait-il servi? [0837] Car il se pouvait fort bien qu'il y eût plusieurs poules grises et que ce fût néanmoins toujours la même qui venait dans la cuisine. [0838] Et cependant l'expérience était à tenter. [0839] Car il se pouvait fort bien qu'il n'y eût qu'une seule poule grise, même au moment de la pâtée. [0840] Ce qui aurait été concluant. [0841] Et cependant c'est là une chose qui ne se saura jamais. [0842] Car parmi ceux qui le surent, les uns sont morts et les autres ont oublié. [0843] Et le jour où Sapo voulut absolument en avoir le cœur net, c'était déjà trop tard. [0844] Alors il se mit à regretter de ne pas avoir compris, à temps pour pouvoir en profiter, l'importance qu'auraient un jour pour lui ces séances dans la cuisine des Louis où, ni tout à fait dedans, ni tout à fait dehors, il attendait de se trouver à nouveau debout et en marche, et en attendant notait beaucoup de

[0844] choses, sans méfiance, dont ce gros oiseau anxieux et cendré, irrésolu dans la lumière du seuil, puis gloussant et grattant derrière le fourneau et remuant ses ailes atrophiées, qu'on viendrait chasser à grands cris et à coups de balai et qui reviendrait, prudemment, à petits pas hésitants, s'arrêtant souvent, écoutant, ouvrant et refermant ses petits yeux noirs et pourtant brillants. [0845] Et Sapo s'en allait, ne se doutant de rien, croyant avoir assisté à des choses quelconques et de tout repos. [0846] Il se courbait pour franchir la porte et voyait devant lui le puits, avec son treuil, sa chaîne et son seau, et souvent aussi une longue cordée de linges loqueteux, séchant au soleil et se balançant. [0847] Il partait par le petit chemin qu'il avait pris pour venir, c'est-à-dire à la lisière de la prairie à l'ombre des grands arbres qui bordaient le ruisseau, dont le lit était un tourment de racines noueuses, de pierres et de boue durcie. [0848] Et ainsi il s'éloignait souvent inaperçu, malgré son étrange démarche, ses arrêts et incartades. [0849] Ou les Louis le voyaient, de loin ou de près, ou les uns de loin et les autres de près, surgir de derrière le linge et s'engager dans le sentier, sans essayer de le retenir ni même lui crier adieu, et sans s'offenser de ce départ peu amical en apparence, car ils savaient que ce n'était pas dans une mauvaise intention. [0850] Ou si sur le moment ils ne pouvaient s'empêcher de lui en vouloir un peu, c'était là un sentiment qui s'évanouissait par la suite, à la vue du papier froissé sur la table de la cuisine, contenant quelques petits articles de mercerie. [0851] Et ces humbles cadeaux si utiles, et cette façon si délicate de donner, les désarmaient également devant le bol de lait de chèvre vidé seulement à moitié ou resté intact, et les empêchaient d'y voir un affront, comme le voulait la tradition. [0852] Mais à bien y réfléchir, le départ de Sapo ne devait leur échapper que rarement. [0853] Car le moindre mouvement à proximité de leurs terres, fût-ce que celui d'un oiseau se posant ou s'envolant, leur faisait lever la tête et ouvrir grand les yeux. [0854] Et même sur la route, dont des tronçons étaient visibles à plus d'un kilomètre, il ne pouvait rien se produire à leur insu, et ils savaient non seulement reconnaître les per

[0854] sonnes qui y passaient et que la distance réduisait aux dimensions d'une tête d'épingle, mais aussi deviner d'où elles venaient, où elles allaient et dans quel but. [0855] Alors ils se criaient la nouvelle, car ils travaillaient souvent loin les uns des autres, ou ils se faisaient des signaux, tous redressés et tournés vers l'événement, car c'en était un. Puis ils se courbaient à nouveau vers la terre nourricière. [0856] Et au premier repos qui les réunissait, autour de la table ou ailleurs, chacun disait sa façon de comprendre la chose et écoutait celle des autres. [0857] Et si de prime abord ils n'étaient pas d'accord sur ce qu'ils avaient vu et sur sa signification, ils en parlaient gravement entre eux jusqu'à ce qu'ils le fussent. [0858] Il était donc difficile à Sapo de se glisser inaperçu, même à l'ombre des arbres qui bordaient le ruisseau, à supposer qu'il eût été capable de se glisser, car il avait l'air plutôt de patauger dans une fondrière. [0859] Et tous levaient la tête et le regardaient faire, puis se regardaient les uns les autres, avant de se pencher à nouveau vers la terre. [0860] Et sur chaque face inclinée vers la terre il errait peut-être un petit sourire qui n'en était pas un tout à fait, un petit rictus plutôt, mais sans méchanceté, et chacun se demandait peut-être si les autres ressentaient la même chose et se promettait de s'en informer, à la première réunion. [0861] Mais de Sapo qui s'éloignait en trébuchant, tantôt à l'ombre des arbres séculaires dont il ignorait l'espèce, tantôt dans la clarté de la haute prairie, tellement sa démarche était incertaine, de Sapo le visage était grave comme toujours, ou plutôt sans expression. [0862] Et quand il s'arrêtait ce n'était pas pour mieux penser, ou pour mieux regarder son rêve, mais c'était simplement que la voix qui lui disait d'avancer s'était tue. [0863] Alors de ses yeux pâles il fixait la terre sans en voir la beauté, ni l'utilité, ni les petites fleurs aux mille teintes subtiles, à l'aise parmi les cultures et les herbes folles. [0864] Mais ces stations étaient de courte durée, car il était encore jeune. [0865] Et le voilà brusquement à nouveau errant à travers la terre, passant de l'ombre à la clarté, de la clarté à l'ombre, avec indifférence.
Samuel Beckett.
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