Samuel Beckett
Digital Manuscript Project
Molloy

MS-HRC-SB-4-5

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MOLLOY
I

[p. 01v] 1.11.47 addition 1→
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[p. 02r] 2. 5. 47. FOXROCK.

En désespoir de cause

[0001] Je suis dans la chambre de ma mère. [0002] C'est moi qui y vis maintenant. [0003] Je ne sais pas comment j'y arrivai. [0004] Dans une ambulance peut-être. Un véhicule quelconque certainement. [0005] On m'aida. [0006] Seul je ne serais pas arrivé. [0007] Cet homme qui vient chaque semaine, c'est grâce à lui peut-être que je suis ici. [0008] Il dit que non. [0009] Il m'apporte un peu d'argent et enlève les feuilles. [0010] Tant de feuilles, tant d'argent. [0011] Oui, je travaille maintenant, comme autrefois. Seulement je ne sais plus travailler. [0012] Cela n'a pas d'importance paraît-il. [0013] Moi je voudrais maintenant parler des choses qui me restent, puis finir de mourir. [0014] Ils ne veulent pas. [0015] Oui, ils sont plusieurs paraît-il. [0016] Mais c'est toujours le même qui vient. [0017] Vous ferez ça plus tard, dit-il. [0018] Bon. [0019] Je n'ai plus beaucoup de volonté, voyez-vous. [0023] Quand je n'ai rien fait il ne me donne rien, il me gronde. [0024] Cependant je ne travaille pas pour l'argent. [0025] Et pour quoi alors. [0026] Je ne sais pas. [0027] Je ne sais pas grand'chose, franchement. [0028] La mort de ma mère, par exemple. [0029] Etait-elle déjà morte quand je suis arrivé ici. [0030] Ou n'est-elle morte que plus tard. [0031] Je veux dire morte à enterrer. [0032] Je ne sais pas. [0033] Peut-être ne l'a-t-on pas enterrée encore? [0034] Quoi qu'il en soit, c'est moi qui ai sa chambre. [0035] Je couche dans son lit. [0036] Je fais dans son vase. [0037] J'ai pris sa place. [0038] Je lui ressemble de plus en plus. [0039] Il ne manque plus qu'un fils. [0040] J'en ai peut-être un quelque part. [0041] Mais je ne crois pas. [0042] Il serait vieux maintenant, presque mon âge. [0043] C'était une petite boniche. [0044] Ce n'était pas le vrai amour. [0045] Le vrai amour était avec une autre. [0046] Vous allez voir. [0048] Il me semble quelquefois que j'ai même connu mon fils, que je me suis occupé de lui. [0049] Puis je me dis que c'est impossible. [0050] Il est impossible que j'aie pu m'occuper de quelqu'un. [0051] J'ai oublié l'orthographe aussi et la moitié des mots. [0052] Cela n'a pas d'importance, paraît-il. [0054] C'est un drôle de type, [0054] celui qui vient me voir. [0057] Il a toujours soif. [0058] C'est lui qui m'a dit que j'avais mal commencé et qu'il fallait commencer autrement. [0059] Moi je veux bien. [0060] J'avais commencé au commencement, figurez-vous, comme un vieux con. [0061] Voici mon commencement à moi. [0062] Ils vont quand même le garder, paraît-il. [0063] Je me suis donné du mal. [0064] Le voici.

[0074] Cette fois-ci, puis encore une autre je pense, puis ce sera fini je pense, avec ce monde-ci aussi.

[0075] C'est mieux, le sens de l'avant-dernier. [0076] Tout s'estompe, s’éloigne. [0077] Un peu plus et on sera comme aveugle. [0078] C'est dans la tête. [0079] Elle ne marche plus, elle dit, Je ne marche plus. [0080] On devient muet aussi, et les bruits s'affaiblissent. [0081] a peine le seuil franchi c'est ainsi. [] [0082] C'est la tête qui doit en avoir assez. [0083] De sorte qu'on se dit, J'arriverai bien cette fois-ci, puis encore une autre peut-être, puis ce sera fini. [0084] C'est avec difficulté qu'on formule cette pensée, car

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[p. 03r] [0084] C'est une pensée, dans un sens. [0085] Alors on essaie de faire attention, de considérer avec attention toutes ces choses obscures, en se disant, péniblement , que la faute en est à soi. [0085|001] On a peut-être tort. [0085|002] [0086] La faute? [0087] C'est le mot qu'on a employé. [0089] Ce n'est pas un adieu, et quelle magie dans ces choses obscures auxquelles . il sera temps, à son prochain passage, de dire adieu. [0091] Si l'on pense aux contours de jadis, c'est sans regret, [0092] , mais on n'y pense guère, avec quoi y penserait-on? [0094] Il y a des gens aussi, dont il n'est pas toujours possible de se distinguer avec netteté. [0096] C'est ainsi que je vis A et B aller lentement l'un vers l'autre, sans se rendre compte de ce qu'ils faisaient. [0097] C'était sur une route d'une nudité remarquable, je veux dire sans murs ni haies ni bordure d'aucune sorte, à la campagne, dans

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[p. 04r] [0097] d'immenses champs des vaches, couchées et debout, mâchaient dans le silence du soir. [0098] J'invente peut-être un peu, mais dans l'ensemble le tableau est exact. [0098|001] Cela ne pouvait être que des vaches. [0099] Elles mâchent, puis avalent, puis après une courte pause appellent sans effort la nouvelle bouchée. [0100] Un tendon du cou remue brièvement, et les machoires recommencent doucement à broyer. [0101] Mais c'est peut-être là des souvenirs. [0102] La route, dure et blanche, balafrait les pâturages, montait et descendait au gré des vallonnements. [0103] La ville n'était pas loin. [0104] c'était deux hommes, impossible de s'y tromper.[] [0105] Ils étaient sortis de la ville, d'abord l'un, plus tard l'autre. Puis le premier, fatigué ou se rappelant une obligation, était revenu sur ses pas. [0106] L'air était frais, car ils portaient leurs manteaux. [0107] Ils se ressemblaient, mais pas plus que les autres. [0108] Un grand espace les séparait d'abord, [0109] ils n'auraient pas pu se voir, même en levant la tête en en ses des yeux, à cause de ce grand espace, et puis à cause aussi du vallonnement du terrain, qui faisait que la route était en vagues, peu profondes il est

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[p. 05r] [0109] vrai, mais suffisament , suffisament . [0110] Mais le moment vint où ensemble ils devalaient vers le même creux, et c'est dans ce creux qu'ils se rencontrèrent, à la fin. [0111] Dire qu'ils se connaissaient, non, rien ne le laisse affirmer. [0112] Mais au bruit peut-être de leurs pas ils levèrent la tête et se regardèrent, pendant une bonne quinzaine de pas, avant de s'arrêter, l'un devant l'autre. [0113] Oui, ils ne se croisèrent point, mais firent halte, à côte l'un de l'autre, comme souvent le font à la campagne, le soir, sur une route déserte, deux promeneurs étrangers l'un à l'autre, sans que cela ait rien d'extraordinaire. [0114] Mais ils se connaissaient peut-être. [0115] Quoi qu'il en soit maintenant ils se connaissent, et se reconnaîtront, et se salueront je pense, même au plus profond de la ville. [0116] Ils se tournèrent vers la mer, qui loin à l'est au delà des champs montait haut dans le ciel pâlissant, et ils échangèrent quelques paroles. [0118] Puis chacun reprit son chemin, A vers la ville, où il ne tarda pas à arriver, et B à travers des régions qu'il semblait connaître mal, ou pas du tout, car il avancait d'un pas peu assuré et s'arrêtait souvent pour regarder autour de lui, comme celui qui

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