Samuel Beckett
Digital Manuscript Project
Malone meurt / Malone Dies

MS-HRC-SB-NRL-CC

MS. Pages: 3 - 7 8 - 10
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MALONE S'EN CONTE

Samuel Beckett

[0728] Les Louis. [0729] Les Louis avaient du mal à vivre, je veux dire à joindre les deux bouts. [0730] Il y avait l'homme, la femme et deux enfants, un garçon et une fille. [0731] Voilà au moins qui n'admet pas de controverse. [0732] On appelait le père le gros Louis et, en effet, il était très gros. [0733] Il avait été marié deux fois déjà, avant de fonder, avec une jeune cousine, le foyer dont il sera brièvement traité ici. [0734] Il avait d'autres enfants ailleurs, des hommes et des femmes solidement engoncés dans la vie, n'espérant plus rien, ni d'eux-mêmes ni des autres. [0734|001] Il les voyait de temps en temps, s'absentait pendant des journées entières, surtout en été, pour leur rendre visite. [0735] Ils lui venaient en aide, chacun selon ses possibilités, par reconnaissance envers celui sans qui ils n'auraient jamais vu le jour, ou en se disant, indulgents., Si ce n'avait pas été lui ç'aurait été un autre. [0736] Le gros Louis était entièrement édenté et fumait ses cigarettes dans un fume-cigarette, tout en regrettant sa pipe. [0737] Il était réputé bon saigneur et dépeceur de porcs et, comme tel on avait souvent recours à ses services, car il prenait moins cher que le boucher et même souvent se contentait, pour toute rémunération, d'un jambonneau ou d'un peu de fromage de tête. [0738] Que tout cela est vraisemblable. [0739] Car Louis aimait sincèrement ce travail et était fier de savoir si bien le faire, en artiste, selon le secret que son père lui avait transmis et dont il se considérait le dernier dépositaire. [0740] Louis

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[0740] parlait souvent de son père avec tendresse et respect. [0741] On ne verra plus son semblable, disait-il, une fois que je serai parti. [0743] Les grands jours de Louis tombaient donc en décembre et en janvier, et à partir de février il attendait avec impatience le retour de cette saison, dont l'événement central est incontestablement la célébration de la naissance du Sauveur dans une étable, tout en se demandant s'il n'allait pas mourir avant. [0744] Alors il s'en allait ayant sous le bras, dans leur boîte, les couteaux longuement affilés la veille au coin du feu, et dans sa poche, dans un papier, le tablier destiné à protéger pendant le travail son costume des dimanches et jours de fête. [0745] Et à la pensée que lui, le gros Louis, était en route vers cette lointaine ferme où on l'attendait, et que malgré son grand âge on avait encore besoin de lui, qui pouvait ce que les jeunes ne pouvaient pas, alors son vieux cœur bondissait dans sa poitrine. [0746] De ces expéditions il rentrait souvent tard dans la nuit, ivre et épuisé par la longue marche et par l'émotion. [0747] Et pendant plusieurs jours il ne parlait que du cochon qu'il avait expédié, je dirais dans l'autre monde si je ne savais pas que les cochons n'ont que celui-ci, de sa race, son poil, son poids et son comportement, ce qui ennuyait horriblement sa famille. [0748] Mais ils n'osaient rien lui dire, car ils le craignaient. [0749] Oui, à l'âge où la plupart des gens se font tout petits, comme pour s'excuser d'être encore là, Louis se faisait craindre et se conduisait comme bon lui semblait. [0750] Et même sa jeune femme avait renoncé à vouloir lui faire baisser pavillon, en s'appuyant sur son con, ce maître atout des jeunes femmes. [0751] Car elle savait ce qu'il ferait si elle refusait de le lui entre-bâiller. [0752] Et même il exigeait qu'elle lui facilitât la tâche, par des moyens qui souvent lui paraissaient exorbitants. [0753] Et au moindre signe de révolte de sa part il allait dans le lavoir chercher le battoir et la frappait jusqu'à ce qu'elle vînt à résipiscence. [0754] Soit dit entre parenthèses. [0755] Et. pour en revenir aux cochons, Louis continuait à entretenir les siens, le soir, à la chandelle, de celui qu'il venait de tuer, jusqu'au jour où on l'appelait pour en tuer un autre. [0756] Alors sa conversation roulait entièrement sur ce dernier, si différent de l'autre

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[0756] sous tous les rapports, tellement différent, et cependant au fond le même. [0757] Car tous les cochons sont pareils, quand on les connaît bien, se débattant, criant, saignant, criant, se débattant, geignant et s'évanouissant à peu près de la même façon, d'une façon qui n'est qu'à eux et dont ne saurait user un agneau, par exemple, ou un chevreau. [0758] Mais à partir du mois de mars le gros Louis se calmait et redevenait taciturne. [0759] Et depuis fin novembre sa famille attendait avec impatience que vînt l'heure d'épandre le fumier et de mettre les haricots en terre.

[0760] Le fils, ou hoir, était un grand gaillard avec une dentition terrible. [0761] Il s'appelait Edmond.

[0763] La ferme des Louis était située dans un creux. inondé en hiver, en été grillé. [0764] On y accédait par une belle prairie. [0765] Mais cette belle prairie n'était pas aux Louis, mais à d'autres fermiers qui vivaient loin de là. [0766] Des jonquilles et des narcisses y fleurissaient avec une exubérance extraordinaire, à la saison appropriée. [0767] Louis y promenait ses chèvres, sournoisement, à la nuit tombante.

[0768] Chose curieuse, si Louis avait le chic pour tuer les cochons, il n'avait pas celui de les élever, et il était rare que le sien dépassât les soixante-dix kilos. [0769] Enfermé dans la porcherie dès son arrivée, au mois de mars, il y restait jusqu'au jour de sa mort, un peu avant la Noël. [0770] Car Louis s'obstinait à redouter, pour ses cochons, quoique chaque année lui en administrât le démenti, les effets amaigrissants de l'exercice. [0771] Il redoutait pour eux également la lumière du jour et le grand air. [0772] Et c'était en fin de compte un cochon faible, aveugle et maigre qu'il couchait dans la caisse, sur le dos, les pattes liées, et tuait avec emportement, en lui reprochant à haute voix son ingratitude. [0773] Et il ne pouvait ou ne voulait pas comprendre que la faute n'en était pas au cochon, mais à lui-même, qui l'avait trop dorloté. [0774] Et il persistait dans son erreur.

[0774|001] C'était les Louis, de tous les fermiers des environs, que Sapo allait voir le plus souvent, et auprès de qui il restait le plus longtemps et le plus volontiers. [0774|002] Il apportait quelquefois à la femme des petits cadeaux, des aiguilles, des boutons, du fil, qu'il prenait dans la boîte à ouvrage de sa mère. [0789] Dans la cuisine sor

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[0789] dide, dont le sol était de terre battue, il avait sa place, près de la fenêtre. [0790] Le gros Louis et son fils quittaient leur travail, venaient lui serrer la main, puis repartaient, le laissant seul avec la mère et la fille. [0791] Mais elles aussi avaient à faire, allaient et venaient en s'excusant quelquefois de ne pouvoir être entièrement à lui. [0792] Il y avait tant à faire, si peu de temps, si peu de bras. [0793] La femme, s'arrêtant un instant entre deux courses, ou au milieu d'une course, levait les bras au ciel pour les laisser retomber lourdement aussitôt, parce que ça la fatiguait de les maintenir en l'air, contre l'exigence de leur grand poids. [0794] Puis elle leur imprimait, à chacun de son côté, des mouvements difficiles à décrire et dont même sur le moment le sens n'était pas clair. [0795] Elle les écartait en effet de ses flancs, je dirais: brandissait si j'ignorais mieux le génie de votre langue. [0796] Ça tenait du geste étrange, à la fois coléreux et désarticulé, du bras secouant un torchon, ou un chiffon, par la fenêtre, pour en faire tomber la poussière. [0797] Les mains vides trépidaient si fort qu'il semblait y en avoir quatre ou cinq au bout de chaque bras. [0798] En même temps elle proférait des questions furieuses et sans réponse, dans le genre de: A quoi bon? [0799] Les cheveux se dénouaient et retombaient autour de son visage. [0800] Ceux-là étaient abondants, gris et sales, car elle n'avait pas le temps de s'en occuper, et le visage était pâle et maigre et comme gougé par les soucis et par l'amertume en résultant. [0801] La gorge — non, c'est la tête qui importe et les bras qu'elle appelle les premiers à son secours, qui se croisent, gesticulent, puis reprennent tristement le travail, soulevant les vieux objets inertes et les changeant de place, les rapprochant et les écartant les uns des autres. [0802] Mais cette pantomime et ces éjaculations n'étaient pas à l'adresse de Sapo ni de personne en particulier, apparemment. [0803] Car tous les jours et plusieurs fois par jour cela lui prenait, à la maison et aux champs. [0804] Alors elle ne se souciait pas de savoir si elle était seule ou non, si ce qu'elle était en train de faire était urgent ou pouvait attendre. [0805] Mais elle lâchait tout et se mettait à crier et à gesticuler, seule au monde sans doute et indifférente à ce qui se passait autour d'elle. [0806] Puis

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[0806] elle se taisait et restait un moment immobile, avant de reprendre le travail qu'elle avait abandonné ou de se précipiter vers un autre. [0807] Souvent Sapo restait seul, près de la fenêtre, le bol de lait de chèvre sur la table devant lui, oublié. [0808] C'était l'été. [0809] La pièce restait sombre malgré la porte et la fenêtre ouvertes à la grande lumière du dehors. [0810] Par ces ouvertures étroites et loin l'une de l'autre la clarté coulait, faisait briller un petit espace, puis mourait, sans s'être déployée. [0811] Ce n'était pas une chose certaine, sur laquelle on pouvait compter tant que brillerait le jour. [0812] Le jour n'était nulle part dans la pièce comme il était partout dehors, tranquille et continu entre le ciel et la terre. [0813] Mais il y entrait sans cesse, débité et renouvelé par le dehors, il y entrait sans cesse et y mourait, dévoré par l'ombre au fur et à mesure. [0814] Et pour peu que le débit vînt à s'affaiblir la pièce s'obscurcissait de plus en plus, jusqu'à ce que plus rien n'y fût visible. [0815] Car l'ombre avait vaincu. [0816] Et Sapo, tourné vers la terre rutilante qui lui faisait mal aux yeux, avait dans le dos, et tout autour de lui, l'ombre invincible, et elle rampait autour de son visage éclairé. [0817] Quelquefois brusquement il se tournait vers elle, s'y exposait, s'y baignait, avec une sorte de soulagement. [0818] Alors il entendait mieux le bruit des affairés, de la fille qui criait après les chèvres, du père qui invectivait son mulet. [0819] Mais au fond de l'ombre c'était le silence, celui de la poussière et des choses qui ne bougeraient jamais, s'il ne dépendait que d'elles. [0820] Et du réveil qu'il ne voyait pas, le tic-tac était comme la voix du silence qui lui aussi, comme l'ombre, vaincrait un jour. [0821] Et alors tout serait silencieux et noir et les choses seraient à leur place pour toujours, enfin. [0822] Enfin Sapo sortait de ses poches les quelques pauvres cadeaux qu'il avait apportés, les posait sur la table et s'en allait. [0823] Mais il arrivait quelquefois, avant qu'il se décidât à s'en aller — avant qu'il s'en allât plutôt, car il n'y avait pas décision — qu'une poule, profitant de la porte ouverte, s'aventurât dans la pièce. [0824] A peine le seuil franchi elle s'arrêtait, une patte en l'air, la tête de côté, battant des paupières, aux aguets. [0825] Puis, rassurée, elle poussait plus avant, saccadée, le cou en accordéon. [0826] C'était une poule

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